L'ATELIER DE DOMINIQUE JEZEQUEL

Cet hiver, le camélia a été précoce. Le haut du jardin apparaît aujourd'hui recouvert d'un rouge dense, excessif, tant et si bien que l’œil peine à distinguer dans cette compacité les détails des grandes fleurs laissant poindre des bouts de ciel en volutes, des fleurs offertes à la vue comme des masses flottantes, sans galbe, sans bordures. Quand on les regarde du salon, la rétine n'accuse que cette hégémonie, cette hémorragie de la couleur à peine contenue par la grande verrière contre laquelle vient s'écraser le feuillage insoumis de l'arbuste.
Mais l'atelier du peintre est à l'abri de cette luminosité naturelle, autant que de la monstruosité florale provoquée par les artifices du réchauffement climatique : son œuvre est au sous-sol. Et c'est, paradoxalement, au sein de cette grande cavité souterraine qu'il s'emploie sans relâche à l'expérience de la couleur.
Travailler la lumière pour écarter le trompe-l’œil de l'objet vu, touché. La fausse véracité —la réelle voracité— de la chose telle qu'elle se présente à nous, à la réaction mensongère de nos sens, en partie atrophiés par les petits obstacles du quotidien, par l'usure de l'âge, par les failles de la génétique.
Le travail du peintre a une portée singulière. Ce labeur de dépouillement progressif de toute forme de figuration, entamé par l'artiste dans les années 1990, équivaut à expurger minutieusement le réel, à n'en garder que sa corporéité chromatique : le corps de la couleur.  Le regard est dès alors invité à questionner cette forme d’énergie qui nous impressionne le plus, celle que la langue courante métaphorise pour signifier la vie : donner la lumière, ouvrir les yeux à la lumière, voir et revoir la lumière...
L’illusion de la matière lumineuse comme une forme sérielle relève de l'astuce contemporaine, puisque projetée sur un médium immatériel, créée à partir d'un système alphanumérique. Si la temporalité de l’objet ne peut s'inverser—le sol est déjà teinté de l'ocre rouille des pétales morts— le processus digital rend le temps de l’image, cette image dont le référent est la couleur pure et simple, programmable, amputable, malléable. La magie du langage algorithmique permet à la couleur de disparaître et de renaître à elle-même, de se décliner en une succession d'unités chromatiques que l’œil perçoit tout à la fois comme un devenir et comme un ensemble.
Cette lumière, ici fragmentée, étagée, nuancée et contrastée par un système de franges, sort régulièrement de sa cave pour réinvestir d'autres espaces ; pas n’importe lesquels : au delà des galeries d'art, des salles d'exposition, la voilà qui baigne les portes des chapelles, verrières, encoignures de pièces désaffectées, châteaux, claire-voies d’église. Une clarté de synthèse, certes. Mais si elle investit ces lieux, c'est qu'elle aspire à épouser cette autre clarté tout aussi préméditée, conçue pour dévoiler une capricieuse ornementation végétale. Car la lumière de l'architecte médiéval transcende, elle aussi, le temps, envahit religieusement les voûtes, les pilastres, recouvre socles et niches où sont hébergées les candides images polychromes ; la lumière traversant les baies vitrées, hautes de plusieurs mètres, pour se jeter en torrents sur les visages des fidèles aux heures interminables des offices, leur teint devenu presque surnaturel, pâli à l’extrême par ces rayons obliques. 
Cette lumière, cette énergie que Dominique Jézéquel a su si bien nous montrer à travers l’imagerie romane au fil de cours et conférences, nous la voyons ici à l’œuvre, fragmentée, graduée par des lamelles chromatiques. Active, en somme. Elle a déjà réinvesti d’autres espaces, choisis par le peintre avec une extrême rigueur.
Dans tous ces sites où la lumière a une fonction, mais aussi un sens, la luminosité fait sens ; elle est au cœur même de la réflexion de Dominique Jézéquel. Déclinée en une suite de quatre accords, quatre couleurs qui se modifient à l’œil nu, cette œuvre n’est pas là pour habiller nos murs, pour aveugler nos fenêtres ; ni décoration ni trompe-l’œil. Sa puissance esthétique, son harmonie formelle ne nous isolent pas pour autant d’un extérieur hostile. Elle crée plutôt une distance, une distance raisonnée, nécessaire, peut-être.
Communiquer avec l’existant, avec l’absence et la saturation (le blanc vertical des murs et le noir horizontal du plafond), avec d’autres luminescences familières qui guident, limitent, ouvrent notre parcours (les veilleuses de sécurité, les éclairages obligatoires d’entrée et de sortie).... De ce fait, le travail de Jézéquel dialogue aussi avec notre sentiment du temps, de l’attente, de la vision et de l’observation, de la dépossession et de la réappropriation de nos espaces communs, de l’espace public.
Mais, détrompons-nous, nous ne sommes pas dans un hors-temps béat. Dans une évasion insouciante. Puisque investis par la lumière.
Ces compositions numériques, ces digigraphies —c’est ainsi que l’artiste les nomme savamment— ne sont pas sans rappeler les physiochromies ou « pièges à lumière » de Carlos Cruz Díez, le plus français des peintres vénézuéliens. Des trames de couleur qui se transforment en fonction du regard et de la position de l’observateur dans l’espace. Elles troublent la rétine et créent des situations inouïes, le lieu se voit transfiguré.
L'énergie et la matière se font présentes ici, en parfaite harmonie, dans cet atelier aveugle. Elles invitent le regard et suscitent la réflexion, nous arrachent à l'appât de cet étrange, magnifique camélia en fleurs.

Fátima Rodríguez, Les cahiers de l'exote, Angoulême-Brest, 2018.